Cevad Memduh Altar1902-1995
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le européenne, agrandissait énormément l’importance de ces concerts. Cemil Bey a écrit en 1901 un essai pour y étudier pour la première fois, d’une façon comparative, les « makam » (le système modale) de l’ancienne musique turque et les tonalités de la musique occidentale ; et dans une période où l’étude du folklore n’est pas encore culturellement perfectionnée même en Europe et que nos mélodies populaires sont mal accueillies par la classe des éclairés en Turquie, il a eut l’audace de s’appesantir sur la valeur de la musique populaire ; il a procédé à ramasser les mélodies des chansons du peuple, et ne se garda point de mêler dans sa synthèse artistique, pas mal de tons et de motifs, recueillis sur nos mélodies pastorales.

            Tanburi Cemil Bey s’était adonné à l’étude de la théorie de la musique Occidentale, qui constitue l’une des branches de sa personnalité et étant reçu avec déférence dans tous les salons y poursuivait avec grande attention les morceaux de cette musique qui y étaient souvent joués et faisait connaissance avec les artistes renommés de l’Europe de passage à Istanbul, dans les palais qu’il fréquentait. Les susdites relations de Cemil Bey, lui firent connaître chez le Şerif Ali Haydar Pacha, un des éminents Vizirs de l’Empire Ottoman, le grand pianiste Godowski, et les échanges de vues et de sentiments durèrent plusieurs jours entre le grand artiste européen qui était l’hôte du Pacha et le romantique et sentimental musicien turc.

            Cemil Bey, qui n’avait vu jusque là que le portrait de Chopin et avait lu sa biographie dans les ouvrages de quelques auteurs français comme Marmontel et Lavignac, obtint de Godowski de larges renseignements sur la vie et les œuvres du grand Maître.

            Mon ami personnel Mesut Cemil Bey qui a très savamment analysé la vie et la psychologie de son père, m’a raconté comme suit, les sentiments de l’éminent artiste à l’égard du Maître : « La Constitution venait d’être proclamée. Une soirée musicale exceptionnelle était organisée au théâtre des Petits-Champs, au profit du Comité de la Flotte, sur un programme qui durerait pendant cinq heurs de suite. Cette soirée réunissait les principales personnalités des Musiques Orientale et Occidentale, come un emblème vivant de la dualité engendrée par le Tanzimatt ; et on y voyait, à côté de l’ancienne bande de musiciens et d’instruments turcs (un genre d’orchestre de salon) (, l’orchestre officiel du Palais Impérial ; et après l’Orta Oyuncu (l’ancien théâtre turc en plein air), l’équipe du théâtre européen y jouait ce soir là quelques scènes de l’Othello. On y remarquait Tamburi Cemil Bey et le professeur Geza de Hegei, assis l’un à côté de l’autre. Mon père m’avait emmené avec lui ; l’enthousiasme du public était très grand ; d’innombrables spectateurs avaient afflué au théâtre qui était bondé à craquer. Les voitures et les limousines de luxe formaient une interminable file devant les portes. Mon père n’était pas content, devant cette assistance extraordinairement tumultueuse et n’aimait pas à se faire voir devant un public si dense… Il se pensait qu’à terminer un moment plus tôt son travail et s’en aller de suite… Mais voilà que le clou de la fête c’était justement son numéro ! Il fut bissé de nombreuses fois et fut obligé de paraître sur la scène à plusieurs reprises et de jouer à nouveau. Ainsi, après plusieurs reprises, il se sauva des mains de l’auditoire et me prenant par la main il courait derrière les coulisses pour gagner la rue, quand il vit le pianiste Hegei monter sur la scène, et ne pouvant faire alors un pas de plus, il se dissimula derrière une toile pour l’écouter religieusement. Alors je constatai avec étonnement que mon père était devenu blême d’enthousiasme et pleurait tout en s’efforçant de se soustraire à la vue des passants… J’ai appris beaucoup plus tard que Hegei avait joué ce soir là des œuvres de Chopin… Je voyais dans la suite mon père chercher avec obsession, sur son petit violon (sorte de Rebec usagé en Orient), à déchiffrer naïvement une mélodie qu’il avait retenue le soir de la fête et j’appris ultérieurement que ce morceau était la Nocturne en mi bémol majeur de Chopin !... »

            On se rend compte par tout ce que je viens de raconter que le pianiste hongrois Géza de Hegei, qui a greffé en Turquie un réel amour conscient pour Chopin, est venu s’installer dans notre pays en 1887, c’est-à-dire 30 ans après son maître Franz Liszt, et en nous offrant une multitude d’élèves très précieux et capables par son labeur incessant de 39 années, jusqu’en 1926, date de sa mort, il a réalisé l’idéal de son maître Liszt, qui avait beaucoup désiré travailler en Turquie.

            Pendant une période de 38 ans à partir de 1876, date de la proclamation de notre première Constitution, jusqu’à la guerre mondiale de 1914, les pianistes européens comme Fourlani, Hegei, Adinolfi, Della Sudda, Anna Grosse Rilke, qui avaient fait connaître et aimer l’art de Chopin en Turquie, se sont retirés l’un après l’autre de la scène et ont laissé places aux pianistes turcs. Ces éminents professeurs qui sont tous morts actuellement, ont contribué immensément à l’implantation chez nous et le chaleureux accueil de la musique occidentale. Sous l’impulsion de ces inoubliables maîtres de valeureux pianistes turcs comme Musa Süreyya et Sadri Özozan réussirent à se faire apprécier.

            De sorte que, dans peu de temps un Conservatoire fut fondé à Istanbul et un penchant très fort fut remarqué parmi les jeunes artistes turcs pour l’art du piano, et justement ce furent ces jeunes pianistes turcs qui propagèrent et généralisèrent dans le pays les inimitables œuvres de l’illustre et bien-aimé Maître.

 

La République et Chopin

            Pour les turcs, l’année 1923 est la date du commencement consciencieux du mouvement artistique dans le pays. C’est en cette année que la République a été proclamée en Turquie et une réforme musicale de grande envergure n’a pu être réalisée que sous l’égide de cette République.

            D’autre part, la révolution turque a immensément contribué à faire apprécier, à côté des autres valeurs réelles du pays, tant l’art moderne de la musique, que les sublimes créations du grand Chopin.

            Je ne pourrai pas passer sous silence ici, les fréquents concerts des artistes turcs qui se répétèrent si souvent dans le local de l’Union Français et déterminèrent par là le relèvement musical si animé es premières années de la République. Au programme de ces concerts, qui se faisaient plutôt dans le cadre de musique de chambre, une fois par quinze jours, et qui durèrent ainsi pendant deux années entières on entendait principalement, les Classiques de Vienne, l’ancienne et la nouvelle musique françaises et Chopin. Le personnel exécutant était formé de jeunes artistes qui avaient alors à peine vingt ans, et qui sont aujourd’hui les principaux dirigeants de la vie musicale actuelle de la Turquie, et ils étaient dirigés alors, par le vieux Geza de Hegei, qui n’avait abandonné jusqu’au jour de sa mort, l’uniforme de l’Orchestre de la Présidence de la République !

            Toutes les œuvres de Chopin ont constamment été jouées dans ces concerts de série et même son Trio en sol mineur, peu connu jusqu’alors, y a été exécuté pour la première fois par nos jeunes artistes Cemal Reşit, Ekrem Tektaş et Mesut Cemil.

            La musique moderne à haute tonalité, s’est réalisée en Turquie pendant les travaux d’un quart de siècle, entamés depuis la proclamation de la République. Un relèvement musical de cette envergure ne peut s’expliquer pour notre pays que par cette célèbre sentence du Grand Atatürk : « La mesure d’une nouvelle métamorphose pour une Nation, ne peut certainement être donnée que par sa capacité de changement pour sa musique et son entendement y affèrent ».

            L’art et l’œuvre pianistique turcs se sont formés et épanouis chez nous justement pendant l’ère républicaine. Le rôle que Chopin et son idéologie ont joué dans la formation et la maturité de nos jeunes artistes qui se sont mêlés, avec la nouvelle musique turque, dans l’activité artistique internationale arrivée à la perfection grâce au principe de forme et de technique communes, est très grand. Ces jaunes artistes de la génération républicaine, une fois goûté l’honneur et le bonheur insignes d’être connus sur la scène de l’art universel et de pouvoir produire des œuvres d’une valeur mondiale, s’empressèrent d’augmenter et d’agrandir leur culture dans les grands centres artistiques de l’Europe et one participé avec la plus grande ardeur à la grande tâche du développement de la musique contemporaine. C’est pour cela que le Conservatoire d’Ankara, fondé en 1935, a été élevé au rang d’un Institut National Artistique ayant pour tâche de cultiver, à côté de toutes les valeurs humanitaires, l’art de tous les grands Maîtres de l’Europe et surtout de Chopin.

            Ainsi, la nouvelle littérature pianistique turque qui a pris une grande partie de sa verve et de son élan de l’art grandiose de Chopin, devient actuellement le sujet d’assez riches manifestations. Parmi les éminents artistes de ce nouveau champ d’activité, qui ont déjà acquis la notoriété publique, je dois nommer ici Cemal Reşit Rey, Ferhunde Erkin, Omer Refik Yaltkaya, Mithat Fenmen et Fuat Turkay ; et parmi nos premiers compositeurs pour piano, Cemal Reşit Rey, Ahmet Adnan Saygun, Necil Kâzım Akses, Ulvi Cemal Erkin et Ferit Alnar.

            Ainsi, nos deux plus grandes villes, Ankara et Istanbul, sont devenues, pendant ces dernières années, les champs d’action, sur grande échelle, d’un grand mouvement artistique. Les pianistes étrangers de renommée mondiale qui ont souvent visité notre pays, ont, pour une grande part, contribué à développer et augmenter sans répit l’amour pour la musique de Chopin. Parmi les virtuoses qui ont visité la Turquie depuis 1870 et qui ont joué du Chopin dans leurs concerts, nous pouvons citer : Godowski, Rubinstein, Brailowski, Borowski, Friedmann, Cortot, Sauer, Rosenthal, Kempf, Gieseking, Ungar, Levy, Spinalski, Stompka et autres.

            Pendant leur tâche en vue de se préparer ainsi à une activité nationale d’une portée universelle, les pianistes turcs d’aujourd’hui et nos compositeurs pianistiques n’ont point dédaigné de tirer grand profit des œuvres de Chopin et de son égide morale. Avant de me mettre à écrire le présent essai, je me suis enquis auprès de cinq de nos pianistes et je me fais un devoir de rapporter ici leurs pensées et leur enthousiasme à l’égard du Maître. Voici, pour commencer, la manière de voir et les impressions de la pianiste émérite Ferhunde Erkin, pour Chopin : « Je sentais toujours un grand plaisir à entendre Chopin et me décourageais souvent en pensant que je n’arriverai jamais à le jouer comme il faut. Je préfère maintenant entendre ses œuvres les plus rarement jouées. Je suis persuadée que les œuvres de Chopin sur lesquelles le sentiment a plus d’emprise que la logique, ne pourraient êre bien jouées qu’en un moment de sensation lyrique ».

            Ecoutons maintenant le pianiste-compositeur Cemal Reşit Rey, qui s’exprime ainsi pour Chopin : « Il n’y a pas à douter que Chopin est l’une des grandes figures de l’histoire de la musique : Il n’a ni prédécesseur ni successeur dans son art… Il est unique en musique, par la fine profondeur de ses œuvres, par les courbes spéciales à ses phrases, par son « Rubato » fameux, et par les formes expressément propres à sa personne. Chopin ne s’est jamais permis d’arranger d’une façon quelconque ses profondes inspirations. Il est un grand philosophe dans la finale de sa Sonate Funèbre, dans son Quatrième Scherzo, dans certaines de ses Etudes et dans quelques une de ses Préludes… L’insigne hommage que nous lui destinons àl’occasion du centième anniversaire de sa mort, n’est autre chose que l’expression de la gratitude et de la reconnaissance cordiales de l’humanité entière… ».

            Le pianiste Ömer Refik Yaltkaya m’a raconté ainsi ses souvenirs en fait de musique : « Je ne peux préciser au juste à quel âge j’ai entendu du Chopin pour la première fois et laquelle de ses œuvres c’était… Tout ce que je puis dire à ce sujet, c’est que j’ai l’impression d’avoir entendu du Chopin depuis le moment que j’ai eu conscience de moi-même… Je me dis maintenant : Si Chopin n’avait point éxisté, vaudrait-il jamais la peine de toucher du piano ? ».

            Le pianiste Fuat Turkay s’exprime ainsi pour Chopin et son art : « Les œuvres de Chopin suffiraient pour occuper à elles seules, toute la vie artistique d’un musicien… Comme il a bien raison Raoul Kouzalski dans ce point de vue !.. Chopin ne s’est pas contenté de mettre en évidence les formes jusqu’alors inconnues du monde artistique, mais il les a en même temps raffinée et embellie. Chopin a idéalisé la technique du piano… J’ai la ferme conviction que Chopin qui a si bien réuni les mondes de l’esprit et de la technique et les a perfectionné en leur ajoutant le beau, sera le premier et en mêe temps le dernier artiste de ce monde ».

            Je parlerai maintenant de Mithat Fenmen ; ce pianiste exprime son opinion envers Chopin par ces mots : « Chopin est très cordial dans ses écrits ; mais il ne s’est jamais merpis des familiarités… La douleur qu’il a symbolisé ne vise point les ennuis et les peines quotidiens ; elle émane des fines sensations de son cœur noble mais fragile : Un creuset dans lequel sont pétris avec les sentiments nationalistes toutes sortes de compréhensions et de pénétrations… Le sentiment et la pensée se trouvent en état d’équilibre dans toute œuvre supérieure. Dans Chopin également, ce même équilibre a sauvé sa musique d’aller à l’excès du sentimentalisme ; à tel point qu’il a engendré dans certaines de ses œuvres, une grâce et une élégance qui nous secouent de fond en comble ».

            Mithat Fenmen est en même temps un écrivain musical. Dans l’ouvrage qu’il a publié en 1947, sous le titre de « Livre du pianiste », il traite longuement de la vie, des œuvres et de l’enseignement de Chopin. En Turquie, dans la littérature de musique, avant et surtout après la proclamation de la République, on a toujours réservé  une place exceptionnelle aux œuvres et à la personnalité de Chopin.

            A la Radio Ankara, on diffuse souvent la musique de Chopin, et on lui consacre également des causeries. Les comités qu’on vient de constituer à Istanbul et à Ankara, pour célébrer le centenaire de Chopin, dont font partie les pianistes et compositeurs turcs déjà mentionnés, ont organisé des programmes entièrement consacrés aux œuvres de Chopin, et aussi, un cycle de conférences.

            Durant ces dernières années, un de nos musicologues les plus connus, Halil Bedii Yönetken, professeur au Conservatoire d’Etat à Ankara, a souvent parlé de Chopin, et lui a consacré ses meilleurs écrits. Yönetken qui est spécialiste de la musique folklorique, et aussi des questions relevant du domaine de la pédagogie musicale, a fait, depuis 1934, à la Radio Ankara, plusieurs causeries sur l’ancienne et la nouvelle musique polonaise, et sur Chopin. Parmi les causeries que j’ai moi-même faite, depuis 1938, à la même Radio, j’ai réservé une part importante à Chopin, dont le génie musical s’est de longue date imposé à moi, et pour qui je nourris une admiration constante. J’ai, en outre, élaboré deux études sur son art et son esthétique musicale.(13)

* * *

            Dans mon essai, je me suis efforcé d’étudier le rôle qu’a pu jouer Chopin dans la vie artistique de la Turquie, depuis le Tanzimatt jusqu’à nos jours. Je m’estimerais vraiment heureux si, au cours de mon modeste essai, j’ai pu faire ressortir l’impossibilité et même la vanité d’une culture artistique digne de ce nom sans se mettre en contact avec un génie tel que Chopin, et aussi, jusqu’à quel point en peut, avec lui, atteindre aux aspirations nationales et universelles. J’insisterai encore sur ce fait que, on ne pourrait réaliser de réforme artistique sans le concours efficace de cette grande figure.

            A notre sens, partout ailleurs, la culture d’un art idéal, d’une musique idéale ne peut se dispenser de cette source inépuisable qu’est le génie musical de Frédéric Chopin, et surtout de ses immortelles Etudes. C’est pourquoi je voudrais souligner le rôle éminent de ce  compositeur dans la naissance et l’évolution d’une musique nationale. C’est pour cette raison encore que le grand people polonais, et avec lui, tous les peuples du monde, peuvent, à juste titre, admirer son art si humain et si universel à la fois. En terminant, je voudrais rappeler que l’art le plus national est celui qui a le plus de valeur universelle…


(1) Voir Cevad Memduh Altar: Ludwig van Beethoven - 115ème anniversaire de sa mort (1827-1942), Brochure du Conservatoire de l’Etat, Ankara, 1942, Page 35.

(2) Voir Refik Ahmet Sevengil.

(3) Voir Tanzimat, 1940, Istanbul, Pages 599, 601.

(4) Voir “Le livre du pianiste” par Mithat Fenmen, Librairie Akba, Ankara, 1947, Page 138.

(5) Voir Refik Ahmet Sevengil.

(6) Voir la revue hebdomadaire “Servet-i Fünun”, numéro spécial 1898.

(7) Voir “Un amour défendu”, Page 324. Imprimerie Alem, Istanbul 1316 (1900).

(8) Voir “L’histoire d’un été”, Page 72. Imprimerie Alem, Istanbul 1316 (1900).

(9) Voir “40 Années”, Volume V, Page 44. Imprimerie du journal “Cumhuriyet”, İstanbul 1936.

(10) Voir “Pauvre Necdet” Page 12, Sixième edition. Librairie İnkılap, Istanbul 1944.

(11) “Pauvre Necdet”, Page 30.

(12) “Pauvre Necdet”, Page 136.

(13) Chopin et le tempérament artistique, la Revue Ar, décembre 1944; Les jours mémorables de Nohang, la Revue Radio, avril 1945; Chopin, les oeuvres de jeunesse, Revue Radio, septembre 1946; A propos du film Chopin, Gazette Artistique et Littéraire, Janvier 1947; Frédéric Chopin, Revue Radio, mai 1948; Le style pianistique dans l’art romantique, publié dans le numéro de janvier-février 1949 de la même revue, à l’occasion du centenaire du Grand compositeur.